Chapitre 9
Lisbeï attacha la chevale sous l’auvent de la Tour Ouest, alla prévenir la Bleue de garde qui la regarda d’un air effaré s’engager dans l’escalier en portant à moitié Guiséia. Elle alla frapper à la porte de Toller, au troisième sud, le sentit passer du plaisir surpris à la stupeur consternée tandis que Guiséia tendait une main vers lui en balbutiant son nom. Il la prit dans ses bras, la porta sur son lit.
« Je vais faire quelque chose de chaud », dit Lisbeï. Il ne devait plus y avoir personne aux cuisines, mais les fourneaux n’étaient pas encore éteints, sûrement.
Guiséia dit quelque chose d’indistinct. « Restez », dit Toller en tournant la tête vers elle. Elle s’approcha d’un pas hésitant.
« Il faut la réchauffer, elle est trempée ! »
Toller avait délacé les attaches de la cape et s’attaquait aux boutons de la veste, en dessous, tout aussi trempée. « Dans l’armoire, deuxième étagère, dit-il par-dessus son épaule. Un coffret de voyage en cuir. »
Lisbeï apporta aussi des serviettes de bain. Dans le coffret, il y avait une bouteille plate et trapue, enveloppée d’un cuir souple portant l’emblème de Serres-Moréna, et un gobelet d’argent. Elle déboucha la bouteille, versa une bonne dose ; transparent comme de l’eau mais épais comme un sirop, l’alcool avait une forte odeur d’herbe à dominante anisée. Guiséia s’étrangla un peu à la première gorgée mais avala le reste d’un trait. Toller versa une seconde dose.
« Vous croyez ? » dit Lisbeï.
Il lui jeta un regard rapide, but, lui tendit la bouteille : « Nous en aurons besoin. » Elle secoua la tête ; il haussa les épaules, se retourna vers Guiséia : « Enlevez-lui ses bottes, pendant que je m’occupe du reste », dit-il.
L’eau n’avait pas encore pénétré à l’intérieur des bottes. Lisbeï retira les bas, frotta les pieds froids, aida Toller à tirer les culottes de cuir détrempées. Un violent crépitement de pluie pressée s’abattit sur la fenêtre de la chambre, tandis que l’orage se mettait à gronder dehors.
« Voilà la tempête », murmura Toller.
Lisbeï lui passa les serviettes et alla chercher dans l’armoire un des gros édredons de plume – une addition récente à la literie de Béthély : il commençait à faire vraiment plus froid en hiverne. Elle revint les bras pleins de la douceur bouffante de l’édredon, le posa sur les jambes nues de Guiséia.
« As-tu encore un peu de cet ousso ? » dit la voix éraillée de celle-ci à Toller. Lisbeï versa un fond, tendit le gobelet à Guiséia qui but en le tenant à deux mains ; elle tremblait.
« Je devrais aller faire de la soupe, dit Lisbeï.
— Reste », murmura Guiséia sans la regarder.
Après un moment d’hésitation, Lisbeï tira une chaise vers le pied du lit, s’y assit à califourchon tandis que Toller finissait d’aider Guiséia à se sécher. Quand il eut fini, il lui passa une de ses chemises de flanelle, bien trop grande. Elle s’y enveloppa en frissonnant ; les manches lui cachaient les mains ; ses cheveux retombaient en boucles mouillées de chaque côté de son visage aigu, dans ses yeux assombris par la lumière atténuée de la gazole.
« Désolée de vous tomber dessus comme ça, finit-elle par dire avec un pâle essai d’humour. Je m’ennuyais à mourir. »
Toller lui caressait la paume d’une main, sans la regarder. Le visage de Guiséia se brouilla d’un seul coup : « Oh Toller ! » Elle lui lança les bras autour du cou, s’accrocha à lui, les yeux fermés, le visage contracté dans une grimace de petite fille.
Lisbeï se leva.
« Reste, cria Guiséia sans ouvrir les yeux. Toi aussi ! Tous les deux ici… j’ai essayé, c’est vrai, j’ai essayé, n’est-ce pas, Toller, je t’ai dit de partir ? Mais je ne pouvais pas. Je ne peux pas ! »
Elle rouvrit les yeux, regarda Lisbeï d’un air implorant : « Tu comprends ? Tu comprends ? »
Lisbeï se laissa tomber sur le bord du lit, esquissa une caresse maladroite sur le bras couvert de flanelle, qui lâcha Toller, vint l’agripper, l’attira avec une force étonnante. Guiséia pleurait sans bruit. Toller commença à la bercer en murmurant des paroles indistinctes. Prise dans leur souffrance, leur amour, leur déchirement, qui faisaient écho d’une façon si douloureuse à ce qui l’avait jetée tout à l’heure sous la pluie, Lisbeï se mit à pleurer aussi. Et maintenant, un bras de Toller était autour d’elle, la bouche de Toller disait contre ses cheveux : « Ma petite fille, ma petite, il ne faut pas. » Et c’était pire, c’était pire, elle pleurait maintenant comme elle ne s’était jamais laissée pleurer de sa vie, des sanglots venus du fond du ventre, des spasmes dont la violence l’auraient effrayée s’ils n’avaient pas été une telle libération, mais de quoi ? Elle n’était pas libre, elle était seule. Elle avait perdu Tula pour toujours, et Toller et Guiséia ne se retrouveraient pas non plus, toute cette peine pour rien, oh, elle aurait voulu être déjà dans les Mauterres, elle aurait voulu être morte, elle voulait ne plus rien sentir, jamais !
L’alarme de Toller, de Guiséia soudain empressées autour d’elle, leurs voix, « non, Lisbeï, non, reste avec nous ! », et l’amour inquiète qui passait sur elle, sur son front, ses lèvres, ses épaules, les mains sur elle qui venaient la chercher dans le noir où elle essayait de s’enfoncer, qui l’obligeaient à revenir vers leur lumière, vers la sensation, la souffrance… Elle rouvrit les yeux. Elle était allongée sur le lit, les bras de Guiséia autour d’elle, le corps de Guiséia contre elle, tremblant. L’étreinte de Toller autour d’elle et de Guiséia, sa tête contre son ventre, le poids de son torse sur ses cuisses, son désir à lui aussi, son besoin, déchirant, désolé, aigu comme un cri d’enfante dans la nuit… Comment aurait-elle pu résister ? Voulait-elle seulement résister, maintenant ? C’était trop fort, trop près. Il n’y avait rien à dire. Toutes les réponses étaient là, sans les questions, dans l’échange tournoyant des lumières. Les sensations : des aveux fulgurants, oui, comme une intuition partagée enfin. Les sensations : neuves et à la fois certaines. Textures. Goûts. Parfums. Parfaites. Ici, là. Mais c’est pareil. Un seul corps, trois consciences. Peu à peu, la convergence dans le plaisir. Les plaisirs, différents, décalés. Mais semblables la découverte, la gratitude. La certitude, la reconnaissance : c’est ici que je voulais être, dedans, dehors, partout, partie d’un tout et pourtant entière.
* * *
Elle réussit à se dégager et à se lever sans réveiller Guiséia, ramassa ses habits encore humides. Elle avait l’impression de vibrer, à l’intérieur et à l’extérieur de sa peau, comme dans un fourmillement d’électricité. Elle enfila sa tunique de dessous, vit Toller, de l’autre côté de Guiséia, qui la regardait par-dessus la tête bouclée pressée contre sa poitrine. Il n’avait pas bougé. Il ne parlerait pas. Simplement, il la regardait, un peu triste mais paisible – résigné. Elle sortit sans faire de bruit.
Tula ouvrit tout de suite après qu’elle eut frappé à sa porte. Elle portait encore ses vêtements de jour. Elle avait les yeux rouges. Elle contempla Lisbeï avec une incrédulité joyeuse, mais qui tourna en inquiétude : « Entre. Quoi ?
— Guiséia. Elle a dû voyager sans s’arrêter. Toller s’en occupe. »
Lisbeï fit quelques pas dans la pièce si familière, la chambre de Tula – la chambre de Selva. Elle se retourna, regarda Tula.
« Je lui avais écrit, finit par dire Tula. Après que tu nous eus lu le journal de Garde. »
Lisbeï sentit monter une envie d’éternuer, se mit à rire en pensant : « et en plus je me suis enrhumée ? » – un rire qui se transforma en éternuement sonore.
Tula alla chercher un peignoir dans son armoire, le tendit à Lisbeï qui ôta sa tunique humide. Tula la lui prit des mains, commença à la plier.
« Tu lui avais dit quoi ?
— Rien. Juste les nouvelles. »
Lisbeï s’assit sur le lit en tirant sur le peignoir trop petit : « Elle repartira avec Toller quand elle se sera reposée. »
Tula hocha la tête, très calme, un calme né de la stupeur, de trop de choses comprises à la fois. « Mais tu iras dans les Mauterres. À la printane. Avec Kélys.
— Oui. »
Tula vint s’asseoir près de Lisbeï en pliant la tunique, sans doute toujours sans s’en rendre compte. Elles restèrent silencieuses dans la lumière de la gazole qui sautait un peu sur les murs, l’édredon, les jambes nues de Lisbeï, les cheveux roux de Tula, le miroir de la coiffeuse où elles se reflétaient.
« Je n’avais pas le droit, tout à l’heure, de te dire ça, dit Tula, toujours de la même voix un peu détachée – une constatation, pas une déclaration. Tu reviendras, n’est-ce pas ? »
Des Mauterres. D’Angresea. En regardant le visage de Tula, les sourcils un peu arqués en une expression vaguement perplexe, la bouche rose entrouverte et les lignes sur son front, et les rides autour de ses yeux, Lisbeï, avec tendresse, choisit de répondre aux deux questions : « Sûrement. »
Elles se couchèrent sous l’édredon.
« Serre-moi fort », dit Tula au bout d’un moment. Et au bout d’un moment : « Raconte ? »